26.
Le retour
Sans jamais avoir donné mon accord, je me suis retrouvée professeur, conformément au souhait de Jeb.
Mes « cours » étaient informels. Je répondais aux questions tous les soirs après le dîner. J’ai découvert qu’en contrepartie, Ian, Doc et Jeb me laissaient tranquille la journée pour que je puisse me concentrer sur mon travail. Cela se passait toujours dans la cuisine ; j’aimais bien faire le pain tout en parlant. Cela me donnait une excuse pour prendre le temps de réfléchir avant de répondre à une question délicate ou pour regarder ailleurs lorsque je préférais détourner les yeux. Cela me semblait un bon compromis ; par mes paroles, je les choquais parfois, mais par mes actes, je leur faisais à manger.
Je ne voulais pas admettre que Jamie avait raison. Les gens ne pouvaient avoir de la sympathie pour moi. C’était impossible ; je n’étais pas l’une des leurs. Jamie m’aimait, mais c’était une réaction irrationnelle, tenant plus de la chimie des corps que de l’affectif. Jeb m’aimait bien aussi, mais Jeb était fou. Les autres n’avaient aucune raison de m’aimer.
Non, personne ne m’aimait. Mais les choses ont changé quand j’ai commencé à leur parler.
Le premier signe de cette évolution est apparu le lendemain matin, après que j’ai répondu aux questions de Doc la veille. Je me trouvais dans la salle de bains en train de faire la lessive avec Trudy, Lily et Jamie.
— Tu veux me passer le savon, Gaby, s’il te plaît ? m’a demandé Trudy qui se trouvait à ma gauche.
Une décharge électrique m’a parcouru le corps en entendant mon prénom prononcé par une voix féminine. Éberluée, je lui ai donné le savon en silence, puis j’ai rincé mes mains pour apaiser les brûlures.
— Merci, a-t-elle ajouté.
— Il n’y a pas de quoi…, ai-je répondu d’une voix chevrotante.
Le lendemain, j’ai croisé Lily dans le couloir alors que j’allais retrouver Jamie.
— Salut, Gaby ! a-t-elle dit en me faisant un petit signe de tête.
— Bonjour, Lily, ai-je répondu, la gorge serrée.
Bientôt, Ian et Doc ne furent plus les seuls à me poser des questions. Le plus actif de mes interlocuteurs était, contre toute attente, Walter, avec son teint de cadavre. Il était passionné par les Chauves-Souris du Monde des Chants. Heath, qui, d’ordinaire, laissait Trudy et Geoffrey parler pour lui, m’assaillait de questions pendant ces veillées. Le Monde de Feu le fascinait ; même si cette planète n’était pas ma préférée, je devais tout lui raconter, car sa curiosité n’était jamais satisfaite. Lily s’intéressait à la technologie : comment fonctionnaient les vaisseaux qui nous transportaient de monde en monde ? Qui les pilotait ? Quelle était leur énergie de propulsion ? C’est à Lily que j’ai expliqué le principe des cryocuves. Tous avaient vu ces caissons mais peu comprenaient précisément leur utilité. Wes, le timide, s’asseyait souvent à côté de Lily ; il ne posait aucune question sur les autres planètes. Seule la Terre l’intéressait. Comment tournait le monde à présent ? Pas d’argent, pas de récompense en échange de travail… Comment une telle société ne s’écroulait-elle pas ? J’ai tenté de lui expliquer que ce n’était pas très différent de la vie dans cette communauté souterraine. On travaillait tous sans argent et on partageait les produits de notre labeur équitablement.
— Certes, m’a interrompu Jeb en secouant la tête. Mais ici, c’est différent. J’ai un fusil pour pousser au cul les tire-au-flanc.
Tous ont regardé Jeb, qui leur a fait un clin d’œil. Il y a eu un rire général.
Jeb faisait partie de mon auditoire presque tous les soirs. Il ne participait pas, se contentant d’écouter au fond de la salle en souriant de temps en temps.
Il disait vrai en ce qui concernait les besoins de distraction ; curieusement, la situation me rappelait celle que j’avais connue chez les Herbes-qui-Voient. Il y avait un titre officiel là-bas pour ceux qui étaient chargés de divertir les autres, de la même manière qu’il y avait des Tuteurs, des Soigneurs ou des Traqueurs. J’appartenais au groupe des Conteurs ; la transition avec mon Emploi de professeur sur Terre n’avait pas été trop brutale – professionnellement parlant tout au moins. C’était très proche de ce qui se passait le soir dans la cuisine, avec la bonne odeur de pain, en plus, qui flottait dans la pièce. Tout le monde était rivé à sa chaise, comme « planté » dans le sol. Mes histoires constituaient une nouveauté pour eux, de quoi leur occuper l’esprit et rompre la monotonie du quotidien – avec sa litanie de corvées, ces mêmes trente-cinq visages, ces mêmes souvenirs des disparus et leur cortège de chagrin, de peur et de regret. Alors, il y avait foule dans la cuisine le soir. Seules Sharon et Maggie faisaient de la résistance et brillaient par leur absence.
C’était ma quatrième semaine de cours lorsque la vie dans les grottes a soudain changé.
La cuisine était bondée, comme de coutume. Jeb et Doc étaient les seuls absents en plus des deux réfractaires. Sur le comptoir, à côté de moi, trônait une pile de pains en train de lever. Ils étaient prêts à aller au four, dès que la fournée précédente serait sortie. Trudy vérifiait la cuisson toutes les deux ou trois minutes.
Souvent, j’incitais Jamie à répondre pour moi quand il connaissait le sujet. J’aimais voir l’enthousiasme le gagner, sa façon d’agiter les mains pour illustrer ce qu’il racontait. Ce soir-là, Heidi voulait que l’on parle à nouveau des Dauphins ; j’ai donc demandé à Jamie de prendre ma place.
Les humains avaient toujours de la tristesse dans la voix quand ils m’interrogeaient sur notre dernière acquisition. Les Dauphins étaient, à leurs yeux, des compagnons d’infortune, connaissant, à leur tour, les premières années de l’Occupation. Les grands yeux sombres de Heidi, contrastant sous sa frange blonde, brillaient de compassion quand elle posait ses questions.
— Ils ressemblent davantage à de gigantesques libellules qu’à des poissons, n’est-ce pas Gaby ? (Jamie semblait demander à chaque fois ma confirmation, sauf qu’il enchaînait sans attendre ma réponse.) Mais ils sont recouverts d’une peau cireuse, et munis de trois, quatre paires d’ailes, voire cinq selon leur âge. Ils peuvent ainsi voler dans l’eau – elle est beaucoup moins dense qu’ici. Ils ont cinq, sept ou neuf jambes, suivant leur sexe, n’est-ce pas Gaby ? Il y a trois genres différents dans cette espèce. Ils ont vraiment de grandes mains avec des doigts très puissants qui leur permettent de construire toutes sortes de choses. Ils ont édifié des cités sous-marines avec des plantes très dures qui poussent là-bas. Cela ressemble à des arbres, mais ce n’est pas tout à fait ça non plus. Ils ne sont pas aussi développés que nous, c’est bien ça Gaby ? Ils n’ont pas de vaisseaux spatiaux ni de téléphones. De ce point de vue, les humains sont plus avancés.
Trudy a sorti les pains ; je me suis empressée de glisser la nouvelle fournée dans la gueule béante du four. Il fallait un certain coup de main pour ne pas renverser la pile instable.
Pendant que je transpirais devant le feu, j’ai entendu un choc dans le couloir qui se répercutait en écho, provenant des grottes. Il était difficile, avec l’acoustique étrange qui régnait dans le réseau souterrain, de déterminer l’origine exacte de ce bruit.
— Hé ! a crié Jamie derrière moi. (Le temps de me retourner, il avait filé dans le couloir.)
Je me suis redressée et j’ai fait un pas vers la sortie, poussée par mon instinct maternel.
— Attends, s’est interposé Ian. Il va revenir. Parle-nous encore des Dauphins.
Ian était assis sur le comptoir, à côté du four – une place où l’on avait toujours trop chaud. C’est ainsi qu’il s’est trouvé tout près de moi et qu’il a pu m’attraper le poignet. J’ai tressailli à ce contact et j’ai retiré mon bras. Mais je lui ai obéi.
— Que se passe-t-il ? ai-je demandé. (J’entendais une sorte de dispute. J’ai même cru reconnaître la voix excitée de Jamie.)
— Va savoir, a répondu Ian en haussant les épaules. Peut-être que Jeb… (Il a encore haussé les épaules, comme si cette question ne l’intéressait pas. Et pourtant, il y avait une étrange tension dans son regard.)
Tôt ou tard, j’allais savoir ce qui se passait, aussi ai-je commencé à expliquer les relations familiales incroyablement complexes des Dauphins, tout en aidant Trudy à ranger les pains brûlants dans des caisses en plastique.
— Six des neuf… grands-parents, appelons-les comme ça, restent avec les larves jusqu’à leur première phase de développement, pendant que les trois parents, avec l’aide de leurs propres grands-parents, ajoutent une nouvelle aile à leur demeure pour les jeunes lorsqu’ils seront devenus mobiles, ai-je expliqué, le regard rivé sur mes mains plutôt que sur mon auditoire, comme à mon habitude.
C’est alors que j’ai entendu un hoquet de stupeur au fond de la salle. Emportée dans mon élan, j’ai commencé ma phrase suivante.
— Les trois grands-parents restants, d’ordinaire, s’occupent de…
Plus personne ne m’écoutait. Toutes les têtes étaient tournées dans la même direction. J’ai suivi leur regard, en direction de l’entrée du réfectoire.
J’ai d’abord vu la fine silhouette de Jamie ; il tenait le bras de quelqu’un – quelqu’un couvert de poussière, de la tête aux pieds, de la même couleur que le pourpre des murs, quelqu’un de trop grand pour être Jeb… De toute façon, ce ne pouvait être lui. Car j’ai aperçu le visage de Jeb derrière Jamie. Malgré la distance, j’ai vu l’air pincé du patriarche, comme s’il était inquiet, une émotion qui ne lui était pas coutumière. Et j’ai vu aussi la joie qui irradiait du visage du garçon.
— Ça devait arriver un jour ou l’autre…, a marmonné Ian à côté de moi, d’une voix à peine audible par-dessus le crépitement des flammes.
L’homme couvert de poussière, auquel s’accrochait toujours Jamie, a fait un pas en avant. Il a levé une main lentement, comme un réflexe involontaire, et a serré le poing.
— Qu’est-ce que cela signifie, Jeb ? a demandé l’homme. (C’était la voix de Jared, atone, monocorde, dénuée de toute inflexion.)
Mon cœur s’est serré. J’ai tenté de déglutir, mais une boule dans ma gorge m’en empêchait. Je ne parvenais pas plus à respirer.
Jared ! s’est écriée Melanie – un cri silencieux. Soudain elle était de retour dans ma tête, vibrante de vie. Jared est rentré !
— Gaby nous apprend des choses sur l’univers ! a répondu Jamie avec enthousiasme, inconscient de la fureur de Jared. (Il était sans doute trop excité pour s’en apercevoir.)
— « Gaby » ? a répété Jared d’une voix grave, presque un feulement.
Il y avait d’autres silhouettes, noires de crasse, derrière lui dans le couloir. Je n’ai pris conscience de leur présence que lorsqu’elles ont fait écho à sa colère.
Une tête blonde s’est levée dans l’assistance pétrifiée. Paige a bondi sur ses pieds :
— Andy !
Elle s’est précipitée vers le groupe en bousculant tout le monde. L’un des hommes est passé devant Jared et a rattrapé Paige au moment où elle allait tomber sur Wes, emportée par son élan.
— Oh ! Andy ! (Elle a éclaté en sanglots. Le ton de sa voix était semblable à celui de Melanie.)
Le mouvement de Paige a dissipé la gêne momentanément. Certains se sont mis à parler à voix basse, d’autres se sont levés. Cela faisait du bien d’entendre ces bruits rompre le silence. Peu à peu, tout le monde est venu saluer les héros ; j’ai tenté de déchiffrer l’étrange expression de leurs visages, tandis qu’ils esquissaient des sourires forcés et me lançaient des regards furtifs. Après une longue et douloureuse introspection, j’ai compris… Je me suis retrouvée prisonnière dans une bulle hors du temps, congelée sur place. Ce qu’ils éprouvaient tous, c’était de la culpabilité.
— Ça va aller, Gaby, m’a chuchoté Ian.
J’ai tourné la tête vers lui. Se sentait-il coupable lui aussi ? Non. Je voyais juste de la méfiance, une couronne de ridules qui plissaient ses yeux lumineux rivés sur les nouveaux arrivants.
— C’est quoi ce bordel ? a tonné une voix.
Kyle – identifiable par sa corpulence en dépit du masque de poussière qui lui couvrait le visage – s’est frayé un chemin et s’est dirigé vers moi.
— Vous laissez le mille-pattes vous endormir avec ses sornettes ? Vous êtes tombés sur la tête ou quoi ? Ou alors les Traqueurs sont déjà passés ? Vous êtes tous devenus des parasites, c’est ça ?
Plusieurs personnes ont baissé les yeux, honteuses. Seuls quelques-uns ont gardé la tête haute, les épaules droites : Lily, Trudy, Heath, Wes… et le fragile Walter.
— Du calme, Kyle, a lâché ce dernier de sa voix souffreteuse.
Kyle l’a ignoré. Il a marché vers moi d’un air mauvais, les yeux du même bleu cobalt que son frère étincelants de rage. Malgré moi, mon regard dérivait vers Jared dans l’espoir de décrypter l’expression de son visage.
L’amour de Melanie m’inondait comme un lac furieux submergeant une vallée, m’empêchant de me concentrer sur le barbare qui approchait à grands pas.
Ian est entré dans mon champ de vision et s’est placé devant moi. J’ai tendu le cou pour continuer à observer Jared.
— Les choses ont changé pendant ton absence, frérot.
Kyle s’est figé, bouche bée.
— Les Traqueurs sont venus, c’est ça, Ian ?
— Elle ne représente pas un danger pour nous.
Kyle a serré les dents et, du coin de l’œil, j’ai vu sa main plonger dans sa poche.
J’ai tressailli. Il allait sortir une arme ! Les mots sont sortis tout seuls de ma bouche, dans un souffle :
— Ne reste pas devant lui, Ian.
Ian a ignoré ma remarque. J’étais surprise par ma soudaine inquiétude ; je ne voulais pas que Ian soit blessé. Ce n’était pas un instinct de protection, cette pulsion organique que je pouvais ressentir pour Jamie, ou même pour Jared. Je considérais simplement que Ian n’avait pas à se mettre en danger pour me protéger.
La main de Kyle est ressortie ; un pinceau lumineux s’est échappé de ses doigts. Il a pointé le faisceau sur le visage de Ian, qui n’a pas bougé.
— Alors quoi ? Je ne comprends pas, a lâché Kyle en rangeant sa lampe dans sa poche. Tu n’es pas un parasite. Comment le mille-pattes a-t-il pu te convaincre de retourner ta veste ?
— Calme-toi, on va tout te raconter.
— Non.
Ce n’était pas Kyle qui avait parlé, mais Jared, derrière lui. Je l’ai regardé s’approcher lentement de moi, fendant l’assistance silencieuse. Jamie s’accrochait toujours à sa main d’un air étonné ; mais moi, je voyais l’expression de son visage malgré le masque de poussière. Même Melanie, pourtant grisée par la joie de le revoir sain et sauf, avait reconnu la haine ardente qui irradiait de son regard.
Jeb avait consacré ses efforts de persuasion sur les mauvaises personnes. Peu importait que Trudy ou Lily acceptent de me parler, peu importait que Ian s’interpose entre son frère et moi, que Sharon et Maggie ne tentent de raid kamikaze… le seul qu’il aurait fallu convaincre avait pris sa décision funeste :
— On se calmera plus tard, a lâché Jared entre ses dents. (Puis il a ajouté, sans s’assurer que le patriarche avait suivi le mouvement :) Jeb, donne-moi ton fusil.
Le silence qui est alors tombé était si dense que j’ai entendu mes tympans siffler sous la pression.
Dès que j’avais vu son visage, j’avais compris que c’était fini. Je savais ce qu’il me restait à faire ; Melanie était d’accord. Discrètement, j’ai fait un pas de côté et je me suis décalée pour que Ian ne se retrouve pas dans la ligne de mire. Et j’ai fermé les yeux.
— Je ne l’ai pas sur moi, a roucoulé Jeb.
Entre mes paupières, j’ai vu Jared se retourner pour vérifier la réalité des dires du vieil homme. Jared a lâché un souffle vibrant de fureur.
— D’accord, a-t-il marmonné. (Il a fait un nouveau pas vers moi.) Ce sera simplement plus long. Et plus douloureux. Tu ferais mieux d’aller chercher ton fusil.
— Jared, je t’en prie, il faut qu’on parle, a lancé Ian, en tentant de s’interposer, sachant déjà que c’était peine perdue.
— On a justement bien trop parlé ici, a grommelé Jared. Jeb m’a dit que c’était à moi de décider. Alors je décide.
Jeb s’est éclairci ostensiblement la gorge ; Jared s’est retourné vers le patriarche.
— Quoi ? C’est bien toi qui as imposé cette règle, non ?
— C’est vrai.
Jared m’a fait de nouveau face.
— Ian, écarte-toi.
— Mais…, a poursuivi Jeb. Si tu te souviens bien, la règle est que le choix revient à celui à qui appartient le corps.
Une veine s’est mise à battre sur le front de Jared.
— Et… ?
— Et il me semble qu’il y a quelqu’un ici qui est partie prenante, au moins autant que toi. Pour ne pas dire plus…
Jared a regardé devant lui fixement, le temps d’assimiler ces mots. Puis son front s’est plissé, signe d’une soudaine compréhension. Il a baissé les yeux vers le garçon accroché à son bras.
Toute joie s’était envolée du visage de Jamie ; sa face était pâle d’horreur.
— Tu ne peux pas faire ça, Jared, a hoqueté le garçon. Gaby est gentille. C’est mon amie ! Et Mel ! Tu y as pensé ? Tu ne peux pas tuer Mel ! Je t’en prie. Il faut que… que… (Il n’a pas pu aller plus loin.)
J’ai à nouveau fermé les yeux, tentant de chasser de mon esprit la vision de ce garçon terrifié. Je mourais d’envie de le prendre dans mes bras. Mais j’ai bandé mes muscles, pour m’empêcher de bouger. Ce n’était pas un service à lui rendre.
— Et comme tu peux le constater, a poursuivi Jeb d’un ton bien trop détaché pour être naturel, Jamie n’a pas l’air d’accord. Je pense qu’il a, autant que toi, voix au chapitre.
Le silence a duré si longtemps que j’ai fini par rouvrir les yeux.
Jared fixait Jamie, son visage habité d’une sourde horreur.
— Que s’est-il passé ? Qu’as-tu fais, Jeb ? a-t-il murmuré.
— Une explication s’impose, a répondu le vieil homme. Pose-toi un peu d’abord. Prends un bain, et on parlera de tout ça après.
Jared regardait le patriarche avec effarement, blessé par cette trahison manifeste. Je n’avais que des exemples humains en comparaison : César et Brutus, Jésus et Judas.
La tension a duré encore une longue minute, puis Jared a retiré la main de Jamie qui enserrait son bras.
— Allez viens, Kyle ! a aboyé Jared en tournant les talons et sortant en trombe de la cuisine.
Kyle a lancé une grimace à son frère et a emboîté le pas à Jared.
Les autres membres de l’expédition ont suivi le mouvement en silence ; Paige s’est pelotonnée sous le bras d’Andy.
La plupart des autres humains, ceux qui avaient honte de m’avoir acceptée, ont quitté la pièce à leur tour. Seuls Jamie, Jeb, Ian à côté de moi, Trudy, Geoffrey, Heath, Lily, Wes et Walter sont restés.
Personne n’a pipé mot jusqu’à ce que les bruits de pas s’évanouissent totalement dans le couloir.
— Eh bien…, a soufflé Ian. C’était moins une ! Jolie trouvaille, Jeb.
— L’inspiration du désespoir. Mais nous ne sommes pas sortis d’affaire.
— Je le sais ! J’espère que tu as bien caché cette arme.
— Évidemment. Je savais que la confrontation était imminente.
— Sage précaution.
Jamie tremblait, seul au milieu de la pièce, abandonné de tous. En la présence de ces gens que je considérais comme mes amis, je me suis autorisée à m’approcher du garçon. Il s’est jeté dans mes bras et je lui ai tapoté le dos d’une main maladroite pour le tranquilliser.
— Tout va bien, ai-je menti dans un murmure. (Même un benêt aurait reconnu que je mentais, et Jamie était loin d’être idiot.)
— Il ne te fera pas de mal, a articulé le garçon d’une voix pâteuse en luttant contre les sanglots. Je ne le laisserai pas faire.
— Non, non.
J’étais effarée ; je sentais mon visage se creuser de rides d’angoisse. Pourquoi Jeb avait-il fait ça ? Si on m’avait tuée dès le premier jour, avant que Jamie ne me voie, ou pendant la première semaine, avant que Jamie et moi ne devenions amis. Si j’avais tenu ma langue à propos de Melanie… si… si… Mais on ne pouvait revenir en arrière. J’ai serré plus fort encore le garçon.
Melanie était aussi horrifiée que moi. Mon chéri, mon pauvre petit chéri…
Je t’avais dit que c’était une mauvaise idée de tout lui raconter, lui ai-je rappelé.
Que va-t-il lui arriver si nous mourons maintenant ?
Cela va être terrible. Il va être traumatisé, blessé à vie, détruit…
Assez ! m’a interrompue Melanie. Je sais tout ça ! Que pouvons-nous faire pour éviter ça ?
Ne pas mourir, je suppose.
Melanie et moi avons évalué nos chances de survie et le désespoir nous a gagnées.
Ian a donné une tape dans le dos de Jamie, j’ai senti l’onde de choc traverser nos deux corps.
— Tout n’est pas joué, gamin, a lancé Ian. On est là.
— Kyle et Jared sont sous le choc, c’est tout. (C’était la voix haut perchée de Trudy derrière moi.) Une fois qu’on leur aura expliqué, ils reviendront à la raison.
— Revenir à la raison ? Kyle ? a soufflé quelqu’un.
— On savait que ce moment arriverait tôt ou tard, a marmonné Jeb. Il faut juste tenir bon. Courber le dos. Laisser passer l’orage.
— Peut-être ferais-tu bien d’aller chercher ce fusil ? a suggéré Lily. La nuit promet d’être longue. Gaby peut rester avec Heidi et moi.
— Je crois qu’il vaudrait mieux la cacher ailleurs, a dit Ian. Peut-être dans les tunnels sud ? Je veillerai sur elle. Jeb, tu me donneras un coup de main ?
— Ils ne viendront pas la chercher chez moi, a proposé Walter d’une voix à peine audible.
Wes a repris aussitôt, sans écouter la remarque du vieil homme.
— Je viens avec toi, Ian. Ils sont six en face.
— Non ! ai-je lâché. Non. Ce n’est pas juste. Vous ne devez pas vous battre entre vous. Vous êtes tous chez vous ici. Vous êtes tous de la même famille. Je ne veux pas qu’on se batte pour moi.
J’ai écarté les bras de Jamie, et lui ai retenu les poignets quand il a voulu me serrer encore.
— J’ai besoin d’être seule une minute, lui ai-je dit en ignorant les regards des autres. Seule avec moi-même. (Je me suis tournée vers Jeb.) Et vous, il faut que vous preniez votre décision sans ma présence. Vous ne pouvez discuter librement devant l’ennemi.
— Ce n’est plus comme ça, a répondu Jeb.
— Donnez-moi un peu de temps pour réfléchir.
Je me suis éloignée de Jamie. Une main s’est posée sur mon épaule et j’ai sursauté.
Ce n’était que Ian.
— Ce n’est pas une bonne idée de traîner toute seule.
Je me suis penchée vers lui et j’ai tenté de parler tout doucement pour que Jamie ne puisse pas entendre.
— Pourquoi retarder l’inévitable ? Plus on attend, plus ce sera dur pour lui.
C’était l’évidence même ! J’ai plongé sous le bras de Ian et je me suis enfuie de la cuisine.
— Gaby, non ! a crié Jamie dans mon dos.
Quelqu’un l’a fait taire. Il n’y a eu aucun bruit de pas derrière moi. Ils avaient dû comprendre qu’il valait mieux me laisser partir.
Le couloir était sombre et désert. Avec un peu de chance, je pourrais traverser la grande place sans que l’on me voie.
Un secret me restait interdit depuis que j’arpentais ce dédale : le chemin de la sortie. J’avais l’impression d’avoir exploré chaque couloir, chaque passage. Où pouvait donc se trouver cette satanée sortie ? Cette question me taraudait à nouveau tandis que je m’enfonçais dans les replis obscurs du réseau souterrain. Et quand bien même la découvrirais-je, aurais-je le courage de partir ?
Qu’est-ce qui m’attendait dehors ? Le désert, les Traqueurs, les Soigneurs, les Tuteurs, ma vie d’avant qui à présent paraissait si fade ? Tout ce qui importait désormais pour moi était ici. Jamie. Jared, même s’il voulait me tuer. Jamais je ne me résoudrais à les quitter.
Et Jeb. Et Ian. J’avais des amis à présent. Doc, Trudy, Lily, Wes, Walter, Heath. Curieux humains, capables de passer outre ce que j’étais et de voir au-delà, de voir quelque chose qu’ils ne voulaient pas tuer… Peut-être était-ce juste de la curiosité, mais ils étaient bel et bien restés à mes côtés et avaient fait front face aux leurs. Je secouais la tête avec une incrédulité teintée d’admiration tandis que j’avançais à tâtons le long de la roche.
J’entendais les autres dans la caverne en face de moi. Je ne me suis pas arrêtée. Ils ne pouvaient me voir. Et j’ai trouvé la crevasse que je cherchais.
Après tout, je n’avais nulle part ailleurs où aller. Même si je connaissais le chemin vers la sortie, je serais quand même venue ici. C’était ma place. Et je me suis enfoncée dans les ténèbres.